LA BEAUTÉ CONTEMPORAINE



Yves Michaud

(Université de Rouen, CNRS)







Le point de départ de ma réflexion est double :


- d’une part, nous constatons une obsession grandissante de la beauté dans les sociétés européennes. Elle se manifeste dans les comportements esthétiques individuels, la mode, le design, la production de musées. On peut parler d’une esthétisation grandissante de la vie ancrée dans la consommation de masse. L’industrie du luxe et celle des produits esthétiques sont des industries de la beauté.


- d’autre part, cette esthétisation s’accompagne d’une présence à nouveau très forte des valeurs morales et du souci du bien. Ce qui se traduit, au moins en image, par le souci de la correction politique, de l’équitable, par une idéologie du partage et le primat des valeurs compassionnelles. Alors que le XXe siècle cherchait à désenchanter ou démystifier les croyances morales, nous les voyons revenir en force, y compris quand il s’agit seulement d’hypocrisie.


Je poursuis donc ici l’analyse entreprise dans mon livre L’art à l’état gazeux où j’étudiais la vaporisation de l’art au sein du monde de l’art en faisant l’hypothèse corrélative d’une diffusion « gazeuse » des valeurs esthétiques au sein de la société.


Cela me conduit, dans un premier temps, à revisiter les théories de la beauté.




1) Les deux composantes de la beauté




Malgré toutes les difficultés qu’il y a à définir la beauté, il y a dans l’idée de beauté des éléments différents, et notamment une composante de plaisir et une autre de bien métaphysique, moral et religieux.


Ces deux composants sont présents dès le début de la réflexion sur la beauté, dans l’Antiquité, chez Platon dans l’Hippias majeur et dans le Banquet. A beaucoup d’égards quand nous réfléchissons sur le beau, nous ne sommes pas tellement plus avancés que Platon.


Il faut encore et toujours revenir à l’Hippias majeur.


A la question sur la nature du beau par quoi les choses sont belles, le fameux sophiste Hippias répond successivement :


- en donnant l’exemple d’une belle fille vierge (le désir est d’entrée de jeu présent),


- en parlant de l’or et de l’ajout d’une parure d’or (l’ornement est surajouté)


- en introduisant l’idée de convenance,


- en parlant de richesse, d’honneurs et de respectabilité,


- en introduisant l’idée d’utilité qui sera aussitôt retraduite en « utile à la production du bien »


- puis liée à l’agréable et au plaisir, à « ce qui nous fait nous réjouir ».


On va donc du plaisir-désir (sexuel) au bien en passant par la convenance. En fait, même si l’Hippias majeur est un de ces dialogues de jeunesse qu’on dit aporétiques, ses échecs sucessifs recoupent l’itinéraire d’ascension vers le bien décrit dans le discours de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet : l’Amour qui comble le vide nous conduit du désir sexuel au bien à travers l’amour des beaux corps, des belles choses et des belles occupations.


Aristote qui parle plus de poétique que d’esthétique identifie pareillement le beau et le bien en faisant seulement la distinction que le bien se rencontre dans l’action et le beau dans les actions et certains êtres immobiles, par exemple de nature mathématique, ce qui le conduit à définir les formes les plus hautes du beau par l’ordre, la symétrie, la définition.


Plotin porte encore plus loin et de manière plus explicite ce couplage du plaisir et du bien, mais il commence à le déséquilibrer dans le sens du primat du bien, tout en donnant une des premières descriptions approfondies du plaisir esthétique.


Le premier des traités, ce qui était considéré comme l’Ennéade I-6, porte sur le beau  et nous achemine des beautés sensibles vers la beauté en soi, celle de la forme et de l’idée. Il est significatif cependant qu’il s’attarde sur les émotions qui naissent à propos du beau (I-6-4).


Plotin est, à ma connaissance, le premier (y compris par rapport à Aristote) à détailler ces émotions : stupeur (thambos), étonnement joyeux (ekplexis hedeia), désir (pothos), amour (erota) et effroi accompagné de plaisir (ptoesis meth’edonè). Le mot désir pothos renvoie aussi bien au désir d’une chose absente et éloignée qu’au désir sexuel violent. Emile Bréhier le commentateur français fait d’ailleurs remarquer que cette description de l’émotion esthétique emprunte beaucoup à celle de la folie amoureuse dans le Phèdre de Platon.


En même temps, il s’agit de s’acheminer vers la seule et unique beauté, celle de Dieu. Il y a en Dieu adéquation du bien et du beau. Pour nous aussi il doit en être de même pourvu que nous abandonnions les yeux du sensible.


Le grand intérêt de Plotin dans l’histoire de ce qui est devenu pour nous « l’esthétique », c’est d’associer étroitement une conception de la beauté-bien intelligible de nature transcendante et une expérience de la beauté de nature émotionnelle-érotique décrite dans les termes du plaisir et du désir. De la même manière, la description de la contemplation de l’Un ne peut pas ne pas faire penser à une description de l’extase esthétique. Ainsi dans l’Ennéade V-8, Plotin décrit la contemplation du bien ou beau intelligible comme mouvement d’entrée en soi pour se confondre avec l’objet intelligible, abolition de la distance et de la conscience avec ensuite retour à la conscience. Or pour cette prise de conscience qui va et vient, Plotin emploie le mot aisthanein, se rendre compte, sentir, d’où vient justement celui d’esthétique.


Avant de quitter ce sujet, je précise que la beauté en question n’est jamais ou quasiment jamais celle de l’art mais celle de la nature. Les rares fois où il est question d’art, la beauté a encore à voir avec la fidèle reproduction de la nature.




La pensée médiévale, si tant est qu’on puisse parler aussi en gros d’une telle chose, accentue le privilège du beau-bien intelligible au détriment de la dimension du vécu de l’expérience de plaisir.


Les théologiens qui traitent de la beauté corporelle la rapportent à la proportion et à la convenance, mais la proportion et la convenance caractérisent aussi la beauté morale et spirituelle. Ici encore il est question de la nature et des corps, à la rigueur parfois des bâtiments. Je ne m’attarde pas sur un ensemble de textes aussi bien de Duns Scot, de Saint Bonaventure que de Saint Thomas qui ont été bien répertoriés et commentés par J. Jaques dans son livre sur la Estetica del romanico y el gotico. Quand il est question de délectation, elle est rapportée encore à la proportion. Celle-ci peut être soit intrinsèque (c’est alors la bonne proportion ou l’harmonie d’une chose, par exemple d’un beau corps) soit extrinsèque quand on a affaire à l’imitation de la chose. En fait toute l’expérience de la beauté est celle de rapports de proportion et d’analogie qui valent aussi bien des corps que du spirituel et de Dieu. Dans le même temps, l’expérience du plaisir se voit accorder une place très réduite. Elle est traitée en des termes pour l’essentiel convenus (aspect agéable, aménité, réjouissance du cœur) ou bien, sous l’effet de la sémantique de l’ordre, de la proportion et de la clarté intellectuelle qui sert à décrire la beauté, l’expérience du plaisir est décrite en termes de lumière, de splendeur, d’irradiation. Le beau est fondamentalement un attribut divin en vertu duquel toutes choses sont belles.


Comme dans la pensée antique, il s’avère donc que la beauté est loin d’être une affaire purement sensible, mais une catégorie qui s’applique aux différentes échelles de l’être jusqu’à la beauté pure de nature intellectuelle ou spirituelle.




Comme le fait remarquer Remo Bodei dans Le forme del bello, l’idée que la beauté est affaire sensible relevant des effets de l’art est une idée récente, remontant à peine au XVIIIe siècle (R. Bodei, p. 10). Auparavant, elle est une affaire spirituelle et elle concerne d’abord la nature dans son rapport à Dieu.




2) L’émancipation du champ esthétique




Si je suis remonté aussi loin en arrière, c’est pour mettre en perspective le paradigme esthétique dans lequel a pensé la majeure partie de l’époque moderne, disons dela fin du XVIIIe siècle aux dernières décennies du XXe.


Ce à quoi l’on assiste au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, c’est au lent et difficile divorce de ces deux composantes, l’une qu’on pourrait appeler intellectualiste et spiritualiste, l’autre hédoniste et esthétique.


Le triomphe de l’esthétique aussi bien comme discipline académique que comme « ordre du discours » accompagnant un certain type de conception et d’expérience de l’art correspond à la consommation du divorce. Cela ne s’est pas fait d’un coup.




L’apparition du terme même d’esthétique est symptomatique de tout le travail accompli à partir de Leibniz et de Locke, à partir des années 1670. On sait que le terme est introduit par le philosophe allemand Baumgarten en 1735 dans ses Meditationes Philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus. Baumgarten y distingue entre des noeta, des choses pensées, à connaître par une faculté supérieure et qui sont l'objet de la logique et des aistheta, des choses senties, objets d'une science (episteme) esthétique (aisthetika). Au paragraphe 1 de son Esthétique de 1750-1758, il définit l'esthétique comme "la théorie des arts libéraux, une gnoséologie inférieure, art de penser le beau, science de la connaissance sensitive". Cela dit, le fait de nommer un champ qui allait prendre une autonomie et une extension inédites ne signifie pas que Baumgarten ait d'emblée donné toute son importance à son innovation terminologique. En un sens, son esthétique dans les Meditationes ne va pas plus loin qu'une poétique et une rhétorique, ses domaines de prédilection, qui sont au demeurant selon lui les parties principales de l'esthétique. C'est dans l'ouvrage de 1750 portant proprement le nom d'esthétique qu'il dit vouloir donner une théorie de tous les arts en soulignant que l'esthétique « s'étend plus loin que la poétique et la rhétorique et qu'elle les réunit, elles et les choses qui leur sont communes, aux autres arts » (Aesthetica, § 5).


Pour en revenir à l’histoire de ce divorce qui émancipe le champ esthétique, le moment leibnizien est particulièrement intéressant bien que Leibniz ne passe pas vraiment pour un philosophe de l’art.


D’un côté en effet, Leibniz demeure terriblement scolastique et classique dans sa définition de la beauté. Pour lui la beauté, c’est l’unité dans la diversité, ce qui renvoie au grand ordre et à l’harmonie de l’univers en tant qu’œuvres de Dieu mathématicien. Dans le même temps, Leibniz reprenant la leçon de Locke sur la nature de nos idées, et notamment sur les idées de qualité seconde et de pouvoir, entrevoit une nouvelle zone de connaissance, qui ne serait pas celle de la connaissance claire et distincte. Il pense qu’il existe une connaissance claire mais pas distincte, confuse, telle la connaissance que nous avons des couleurs, odeurs, saveurs et des expériences que nous donnent les peintres et les artistes. On y reconnaît la chose sans pouvoir dire en quoi consistent les différences et les propriétés. A travers ces idées claires et confuses, l’esprit entre dans des états alogiques, esthétiques et sensibles. C’est précisément « la gnoséologie inférieure » de Baumgarten.


Au même moment où presque (les textes de Leibniz sont de 1686), le père Bouhours développait en France dans les Conversations d’Ariste et d’Eugène (1671 et 1687) qui eurent un succès exceptionnel, l’idée d’un « je ne sais quoi » au cœur de l’expérience sensible et émotionnelle. Quand nous percevons une beauté, nous ressentons un je ne sais quoi : nous éprouvons clairement un sentiment dont nous ne saisissons pas la cause. Le je ne sais quoi, c’est « une chose qui ne subsiste que parce qu’on ne peut dire ce que c’est ». Or Leibniz utilise expressément cette idée d’un « je ne sais quoi » pour parler de l’expérience de l’idée claire et confuse.


S’ouvre ainsi dès le dernier quart du XVIIe siècle un domaine du sentiment, de l’éprouvé, du sensible qui nous fait connaître certaines choses sans les connaître au sens cognitif strict.


Le développement des études et réflexions sur ces sentiments va donner naissance à l’esthétique proprement dite – Ce sera l’œuvre des théories du goût, de Bouhours à Hume en passant par Du Bos, Shaftesbury, Voltaire, Montesquieu, Hutcheson.


C’est du sensible qu’il est maintenant question, d’abord tel qu’il est éprouvé dans l’expérience de la nature (la première des Conversations d’Ariste et d’Eugène de Bouhours porte sur la mer…), puis tel qu’il est vécu dans l’expérience des œuvres d’art. Certains continuent à traiter de la beauté des arts en tant qu’ils imitent « la belle nature », comme le fait l’Abbé Batteux dans son ouvrage Les beaux-arts réduits à un même principe de 1746. D’autres franchissent le pas et coupent le lien avec la nature en traitant des arts en tant qu’ils émeuvent nos passions et nourrissent nos émotions. C’est le cas de l’Abbé du Bos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de 1719 qui ont contribué à former la langue de l’esthétique.


Toujours est-il que, dans tous les cas, y compris chez des classiques retardataires comme Batteux qui continuent aussi à discourir en termes d’harmonie, de proportion, d’unité dans la diversité, ce qui compte et passe au premier plan, ce sont le sentiment, le plaisir et le goût.


Comme je l’ai dit, un auteur occupe une place à part dans cette émancipation du domaine du sensible, c’est l’abbé du Bos. Il met en effet l’accent de manière quasiment exclusive sur l’art et les satisfactions qu’il accorde aux passions. Oubliée la nature et ses harmonies à résonnance religieuse ; oubliée même la beauté (du Bos ne consacre aucun développement à l’idée de beauté !). Place au sentiment. Bien évidemment le sentiment peut être celui du beau – mais le changement de perspective, la concentration sur le sentiment font que toute sorte d’émotion peut désormais être prise en compte et ce n’est pas par hasard que du Bos ouvre son livre sur le goût chez l’homme pour les jeux du cirque, les exécutions capitales, la corrida, les tournois, les tragédies les plus noires. En fait les arts excitent en nous des passions. Tout au plus peut-on leur reconnaître le mérite de nous en épargner les conséquences fâcheuses et immorales…


En d’autres termes, la reconnaissance du caractère spécifique d’un domaine de la sensibilité esthétique non seulement marque le divorce entre la composante de plaisir et la composante de bien de la beauté, mais les conséquences vont encore plus loin : elles entraînent à terme pour la beauté la perte de sa position unique et la chute de son piédestal.


C’est très logiquement donc que le nouveau paradigme esthétique fait entrer presqu’aussitôt dans son champ d’étude le sublime, le chaotique, l’inharmonieux, le dissonant, le monstrueux et à terme le repoussant, le laid, le choquant et l’atroce – à côté de la beauté ou comme substituts de la beauté.


L’hymne à la beauté de Baudelaire, dans Les Fleurs du mal en 1861, rassemble toutes ces ambiguités :


« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,


Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,


Verse confusément le bienfait et le crime,


Et l'on peut pour cela te comparer au vin. »


(…)


« De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,


Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,


Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -


L'univers moins hideux et les instants moins lourds. »




La mise en perspective à laquelle je viens de procéder a cet autre intérêt de nous faire relativiser l’analyse kantienne de la Critique du jugement. Kant, en effet, y prend acte de cette « sentimentalisation » de la beauté lentement produite au cours du XVIIIe siècle. En même temps, il ne va pas jusqu’au bout de la réflexion que devraient entraîner ces changements. D’une part, il consacre un traitement séparé aux autres sentiments esthétiques comme le sublime. D’autre part, il s’efforce de défendre encore la prétention à l’universalité du jugement de goût, alors que l’idée de goût implique au pire une diversité irréductible des jugements (ce que reconnaît déjà du Bos), au mieux une normalisation procédurale des goûts à la manière de Hume – et ici encore de du Bos. Enfin, Kant conserve quelque chose de l’autre ingrédient de l’idée de beauté, celui d’ordre et d’harmonie à travers la critique du jugement téléologique.




3) La beauté injuriée




On connaît la formule de Rimbaud dans Une saison en enfer de 1873 : « Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »


Ce pourrait être le manifeste de la modernité en matière de beauté.


Je viens d’expliquer en quoi le changement de paradigme qui fait « percevoir » le champ de la sensibilité esthétique et considérer l’art du point de vue de cette sensibilité implique inévitablement non seulement la « sentimentalisation » de la beauté, son « esthétisation » au sens d’un devenir-esthétique, mais aussi éventuellement sa mise en concurrence avec d’autres expériences sensibles, y compris des expériences qui n’ont rien à voir avec elle, la contredisent ou la bafouent plus ou moins ouvertement et violemment.


Baudelaire ne sait pas si la beauté « qui rend l’univers moins hideux et les instants moins lourds » vient du ciel profond ou des goufres de l’enfer. Rimbaud dix ans plus tard injurie la beauté devenue amère.


C’est depuis lors devenu un lieu commun aussi bien de la critique que de l’histoire de l’art que les arts modernes non seulement ne sont plus les beaux-arts, mais ne sont même plus des arts beaux du tout. L’Olympia de Manet passe pour une célébration scandaleuse de la laideur quand elle est exposée en 1865 . Picasso déforme et tord les corps de ses Demoiselles d’Avignon en 1907 et au début des années 1950 de Kooning fait la même chose avec ses Women vociférantes. Bacon peint des boucheries sanguinolentes. Dada multiplie les provocations et insultes au bon goût bourgeois. Une sculpture polychrome de Jeff Koons de 1988 voit trois angelots ( ?) introduire un porc sous le titre Ushering into banality…


Le fait est que l’art du XXe siècle se préoccupe peu de beauté, quand il n’est pas fasciné par la laideur.


Ici je dois faire une remarque qui n’entre pas directement dans mon propos mais qui a son importance. Je ne suis en effet pas certain que l’idée d’arts « qui ne seraient plus beaux », pour reprendre l’expression de H.R. Jauss en 1968, soit aussi indiscutable qu’elle paraît. On s’est trop concentré sur les déformations, les atteintes à l’harmonie et aux proportions, les choix répétés de couleurs a-esthétiques », le goût pour la provocation et les violences dans l’art du XXe siècle. Tout au long du XXe siècle, le thème de la beauté continue à se faire entendre.


La beauté, qui semblait avoir disparu avec la décomposition puis la désarticulation de la représentation, revient au coeur de l’art dès le surréalisme. Elle y demeure ensuite, pas forcément de manière spectaculaire mais avec une très large diffusion, à travers la culture populaire de la beauté alimentée par le rêve hollywoodien, par l’art des illustrateurs producteurs de pin-ups, les photographies de stars, par l’apport multiforme et proliférant de la publicité pour les produits de beauté, le maquillage et la mode, et en général tout ce qui fait miroiter un monde de rêve.


Cette obsession de la beauté s'est, à vrai dire, surtout manifestée dans ce qui est longtemps passé pour les à-côtés de l’art avant d’en devenir progressivement le centre. Ainsi chez les photographes, depuis Stieglitz, et Berenice Abbott, en passant par Paul Strand, Brassaï, Callahan, Cartier-Bresson, Weston, Irving Penn pour aller jusqu’à jusqu’à Avedon. Bien sûr aussi, il y a le monde du cinéma, monde du glamour, de la séduction et de la beauté rêvée. Cette beauté qui surprend au milieu des distorsions, des ruines et des constructions anguleuses, si différente de celle de l’art académique, est, sauf dans les arts totalitaires, dissociées de canons académiques. Plus étonnamment, elle est aussi (et de plus en plus) dissociée du désir, jusqu’à aboutir à une sorte de froideur, comme chez Helmut Newton qui, en fin de XXe siècle, stylise et esthétise les conventions de la pornographie.


Après la seconde guerre mondiale, le Pop Art apporte sa contribution en jouant sur un double registre. D’un côté, il fait entrer l’iconographie populaire de la beauté (les stars, le design intérieur, les symboles du luxe moderne) dans le monde du Grand Art, mais, en retour, il introduit le Grand Art dans le royaume de la banalité et du quotidien. Ce mouvement se poursuit et s’accélère avec les avatars du néo-pop des années 1980 (Jeff Koons) et la collusion de plus en plus étroite de l’art et de la publicité. L’art fait sien les techniques efficaces de la publicité et celle-ci recycle sans cesse les motifs du Grand Art.


Comme je l’ai dit, la question de la place plus ou moins importante de la beauté dans l’art du XXe siècle ou celle, éventuellement, de sa négation et de son exclusion n’a pas une importance majeure.


Le fait est que l’art de l’âge moderne, disons depuis les années 1800 (pensons ici à Goya), s’inscrit dans le paradigme de l’esthétique qui, précisément, permet d’accueillir en termes de sensibilité et de plaisir aussi bien le beau que le laid, l’atroce, le choquant ou le sublime. La persistance du modèle académique des « beaux-arts » (priorité, entre autres, à la peinture et à la sculpture), en pesant sur les principes de collection des musées, a eu l’effet paradoxal  de conduire à une sur-représentation des œuvres niant ou attaquant la beauté. Pourtant on doit tenir compte lucidement de l’élargissement des modes de production artistique rendu possible par la technique (photo, cinéma). On doit aussi se rendre compte jusqu’aux dernières conséquences que les modes d’action sur la sensibilité ne peuvent pas être limités à un certain nombre de disciplines canoniques comme à l’époque du système des beaux arts qui est précisément lui-même remis en cause par l’entrée dans le paradigme esthétique. Dès lors, on se retrouve face à un paysage des arts visuels (et non plus des beaux-arts consacrés par le musée) singulièrement élargi par la prise en compte de la photographie, du cinéma et de la video et le diagnostic de la disparition de la beauté demande à être relativisé.




4) Le retour du beau




Ces dernières considérations, avec leurs incertitudes, ne changent rien au fait que nous assistons à un retour de la beauté de grande ampleur.


Je n’ai pas en vue ici le monde de l’art. Il suit sa propre logique d’activité. J’ai en vue plutôt le monde tout court tel qu’il est vu, produit et consommé. C’est affaire ici tout à la fois de culture, de technologie et d’économie. En exagérant à peine, je dirai que ce monde est façonné par une technologie, une économie et une culture de la beauté. Je me dispenserai de fournir des chiffres qui sont, à l’époque actuelle, les vecteurs obligés de l’affirmation scientifique, mais j’insiste sur le fait que tous les phénomènes dont je vais parler se produisent à l’échelle industrielle : nous sommes aux temps d’une industrie de la beauté.




Il suffit de parcourir domaines après domaines ou phénomènes après phénomènes




Il y a d’abord tout ce qui concerne l’industrie de la beauté corporelle.


Cela comprend bien sur la chirurgie esthétique (qui est une industrie en plein développement, y compris dans certains pays réputés pauvres – le Brésil, la Chine). Il faut aussi penser à l’industrie de la forme et du sport, avec toutes les pratiques d’entretien et d’amélioration corporels en salles de sport. Il y a aussi l’ornementation corporelle (piercings, tatouages, chevelures). Le cœur du phénomène est évidemment l’industrie des produits esthétiques de maquillage et de soins corporels, ainsi que la  branche la plus importante de l’industrie du luxe, celle des parfums. Le phénomène de la diffusion mondiale des parfums est fascinant car il s’agit précisément là au sens propre et au sens figuré d’une vaporisation à la fois du luxe, du plaisir, de la séduction et de la beauté – et je rappelle seulement au passage que le vin et le parfum sont pour Baudelaire, le poète de la vie moderne, les insignes même de la beauté et de l’esthétique. Tous ces phénomènes doivent être appréhendés non seulement en termes d’apparences mais de modes de production et d’organisation multinationale de cette production. La chaine de magasins d’aéroports Beauty Unlimited appartient, c’est juste un exemple, au groupe Hachette Lagardère.




Il y a ensuite l’industrie de la beauté des vêtements et parures (bijoux). Je n’en dis rien tant le phénomène de la mode et des marques est au cœur de la consommation des groupes sociaux, y compris défavorisés ou pauvres. Les adolescents des banlieues ne rêvent et ne pensent qu’en marques de luxe, ces marques qui leur permettent d’être remarqués (« calculés »). On a vu récemment en France des élèves des écoles d’art organiser une ligne de produits de mode et un défilé de mode à partir des vêtements récupérés par l’association Emmaüs de l’abbé Pierre.


Dans cette diffusion de la beauté, j’inclus aussi la fascination média et publicitaire pour les beautiful people, ces « vedettes » ou personnalités qui peuplent les émissions de télévision grand public, les revues de type Gala, Hola, Paris-Match, etc.


Un autre aspect du retour à la beauté pourrait être décrit par l’expression de beauté du monde. J’entends par là toute la bimbeloterie commercialisée sous forme de gadgets et bibelots exotiques, de papillons sous boite, de décoration ethnique, de meubles en provenance d’autres cultures et régions du monde. L’ethnicité devient un objet à la fois esthétique et commercial (cela vaut d’ailleurs aussi de la mode ethnique et de certaines tendances en matière de cosmétique et de décoration corporelle).




Un phénomène significatif non seulement en lui-même mais par son volume est le développement extraordinaire du design. Durant l’époque moderne, notamment les années 1930, d’ambitieux projets d’esthétisation du monde avaient été lancés, que ce soit par des artistes (le Bauhaus) ou par des régimes politiques (le socialisme stalinien, le national socialisme hitlerien). Il en était résulté des styles architecturaux, mais aussi des lignes d’objets et même de vêtements. Ces projets sont désormais développés sous forme libérale-commerciale à travers l’offre (et la demande) de design pour l’ameublement, la décoration intérieure. Les choses ne s’arrêtent pas là. Non seulement le design occupe toujours son domaine traditionnel mais il s’est étendu à de nombreux autres secteurs de la vie : haute couture culinaire et patissière, design de mobilier urbain et du cadre de vie, design paysager, design de produit et d’emballage, design d’uniforme et d’objets. Une chose importante à noter est que, en partie grâce aux technologies de fabrication intégrée des objets, la fonctionnalité n’est plus le critère du design. Les objets dissimulent leurs fonctions sous des carosseries et c’est la recherche formelle qui prévaut sur la fonction. Cela vaut de la cuisine à la Des Esseintes de Ferran Adria au design d’objet d’Ettore Sotsass.




Le tourisme, sous toutes ses formes, des plus raffinées aux plus stupides, a à voir avec le désir et la consommation de la beauté. Le touriste est en quête d’un monde exotique, beau,  facile et léger, appréhendable dans des attitudes de désintéressement et de distanciation, libéré des pesanteurs et obligations de la vie quotidienne normale. La dimension esthétique se marque au fait étrange que le tourisme a, presque toujours, besoin de prétextes culturels et esthétiques pour se justifier :la visite d’un site, d’un musée, le suivi des traces d’un écrivain célèbre, la participation à une vie culturelle antérieure sacralisée (Borgès à Buenos-Aires, Hemingway à Monparnasse, etc.), même si c’est pour finir sur une plage ou dans une boite de nuit. Je ne prolonge pas ce commentaire, sinon pour marquer encore la dimension industrielle :le tourisme est la première industrie du monde, en croissance explosive. Il est le mode esthétique du loisir.


La description de ce retour de la beauté ne serait pas complète sans sa dimension morale. Ce n’est en effet pas seulement le beau qui revient, mais le bien avec les progrès de la vision morale des êtres, des comportements et des échanges. On parle beaucoup de l’empire surprenant de la correction politique et morale . C’est vrai que , au moins en apparence, personne n’a aujourd’hui le droit d’être cynique, malhonnête, égoïste, d’avoir la volonté du mal. Il faut être une victime ou avoir de la compassion pour les victimes. Les assasins sont les victimes de leur enfance, les voleurs de leurs pauvres origines familiales ou d’une mauvaise éducation, les révoltés de l’oppression, les criminels sont les victimes de la société d’abondance. Les hommes politiqus doivent être beaux, sympathiques, humains. Ils s’entourent de communicants et experts en spin pour fabriquer ces images sympathiques. Les commerçants doivent vendre des produits équitables et la plus belle carrière qui s’ouvre est dans l’humanitaire. Qu’en réalité les assassins puissent être des gredins tout court, les voleurs des paresseux, les révoltés des ambitieux fous de pouvoir, les spécialistes de l’humanitaire des businessmen des bons sentiments ou des escrocs tout court, rien de ceci n’a d’importance pourvu que les apparences soient sauves. Il faut paraître bon, gentil et compassionnel, être correctement habillé, parler une langue convenue correcte, ne dire nulle énormité qui détonne et faire des dons, même modérés. Personne n’osera aujourd’hui célébrer la beauté d’un acte de transgression meurtrière comme le geste surréaliste qui consisterait à descendre dans la rue avec un revolver chargé et à le vider sur les passants. Quand Stockhausen a osé suggérer que l’on pouvait voir les attentats du 11 septembre à New York comme la réalisation de l’œuvre d’art totale dont rêve tout créateur, il a du retirer ses propos dans la minute et vit se multiplier les annulations de ses concerts.


Il y a certainement beaucoup de raisons à ces progrès stupéfiants de la bonté et de la bienveillance mais mon propos n’est pas ici de les rechercher.Je veux seulement souligner l’importance et la nouveauté de la re-moralisation subreptice qui se réalise et la relation inédite qui s’établit entre le beau et le bien. Ce n’est pas que le beau soit, comme par le passé, identifiable au bien ou fondé en lui, que la beauté soit le reflet de l’harmonie et de l’ordre des choses. C’est plutôt que le bien lui-même est beau. Il est beau d’être honnête, compassionnel, correct, gentil. C’est beau d’être bon. Kant envisageait quelque chose de cette sorte dans les premiers paragraphes de la Critique du jugement. La publicitaire Mercedes Erra disait dans une interview en 2004 « - L’un des enjeux futurs sera la beauté. On va donner de plus en plus d’importance à l’esthétique. Est-ce que les bleus de travail doivent être forcément moches ? Regardez, maintenant le design est partout. – On va passer du bien au beau ? – En tout cas le beau va participer à l’expression du bien . Je sens monter un intérêt des gens pour la beauté intérieure, pour l’esthétique des objets. On parle beaucoup de la beauté humaine. Trop ? Je n’ai pas de jugement à porter. ». Serait-ce trop dire que de suggérer qu’on a affaire à une sorte de Moyen-Age qui serait esthétique plutôt que spirituel.






5) Quel beau ?




Je ne suis pas entré dans le détail du contenu de ces beautés. En un sens, la tâche est inépuisable face à un tel raz-de-marée d’esthétique et de beauté. On peut cependant remarquer deux choses.


D’une part, on est loin de l’harmonie, de la proportion et de l’ordre. La beauté a en fait presque toujours une fonction individualisante, une fonction de signal. Elle doit singulariser et faire voir. Elle est donc criarde, marquante. Il s’agit d’être soi dans un monde d’uniformité. D’où le marquage des corps, l’emprunt de signes ethniques, punk, gothiques, primitifs ; d’où les couleurs outrées, les maquillages exacerbés, les marques exotiques ; d’où la recherche des surprises et de l’originalité.


En même temps, cette recherche de la beauté a une signification vitale : elle signifie le refus de la mort, de la maladie, du vieillissement, du temps qui passe. La chirurgie esthétique comme l’industrie du cosmétique jouent encore et encore sur cette négation de la mort et du destin. Parfois, il me s’agit même pas de bien faire : il faut en rajouter, être plus parfait que la nature, avoir des dents encore plus parfaites, un sourire encore plus sensuel, des lèvres encore plus tentantes, un visage encore moins ridé. Le corps devient l’ultime parure et le rempart paradoxal contre sa propre déchéance.


La dimension de la séduction sexuelle est aussi présente : il faut éblouir, captiver, séduire, susciter le désir.


A y réfléchir, il n’y a là rien que de très traditionnel : cette beauté correspond pleinement à l’analyse que donnait Darwin des comportements esthétiques des animaux et des humains. Elle individualise celui qui la possède, le signale comme bien vivant, et éventuellement, augmente ses chances de reproduction. La beauté visible devient la marque de la vie vivante. C’est fort peu de choses, rien de substantiel, plutôt une marque conventionnelle pour faire des différences et donc la projection sur tel ou tel objet ou corps paraît foncièrement arbitraire.




C’est en ce point d’arbitraire que la réflexion peut rebondir. Il y a en en effet quelque chose d’étrange à voir la beauté ainsi fonctionner arbitrairement. Une distinction kantienne rebattue suggère cependant une piste de compréhension.


Kant distingue entre beauté libre et beauté adhérente. Par beauté libre, il signifie celle qui est indépendante de la conception d'une fin de l'objet, alors que la beauté adhérente est liée à la fonction de l'objet. Or on peut objecter aujourd’hui à cette distinction apparemment si limpide que même la beauté des œuvres d'art ou des objets, en tant qu'ils font partie du monde de l'art et notamment en tant que ce sont des objets du musée, est en fait une beauté adhérente . La finalité d’un objet comme objet d'art détermine la nature de sa beauté et du plaisir qu'on y prend. C'est à juste titre que l'on dit de certains artistes (la plupart des artistes à l'époque moderne) qu'ils font « de l'art de musée ». Que serait dans de telles conditions une beauté vraiment libre ? Ce serait une beauté dissociable de tout objet déterminé, une simple marque esthétique attribuée à un objet arbitrairement désigné pour la recueillir et l'exemplifier. Or c'est bien une telle qualité de beauté libre qui tend de plus en plus à s'étendre et se répandre dans notre monde via l'esthétisation complète de la vie.


Dans le même temps où les œuvres d'art tendent à être de moins en moins des objets et de plus en plus des « générateurs d'expérience », des machines à produire de l'esthétique au sein des zones d'esthétique délimitées du musée ou du monde de l'art (l'exemple majeur est ici le readymade tel que le conçoit dès les années 1910 Marcel Duchamp qui inaugure ainsi aussi bien l'art conceptuel que celui des installations et des performances), l'espace social de la consommation et celui du tourisme sont de plus en plus soumis à un processus généralisé d'esthétisation. Non seulement les valeurs esthétiques commandent de plus en plus de jugements sur des comportements très nombreux, depuis ceux de l'hygiène (la forme), de l'habillement (la mode), de l'environnement (le design) et de la beauté corporelle (l'esthétique corporelle, la gymnastique, la chirurgie esthétique) jusqu'aux comportements moraux et politiques sous la forme du poids de la « correction » politique et morale, mais l'attitude esthétique tend à devenir une sorte de norme idéale des modes de vie, notamment à travers sa généralisation dans le tourisme. Il se produit ainsi une esthétisation du monde qui est à la fois celle de ses objets, celle de l'environnement (die Umwelt) et celle des individus humains dans leur manière d'être au monde. La beauté libre envahit donc le monde ou, plutôt, elle le colore en se posant partout sans adhérer nulle part.


Ce n'est pas que le monde devienne substantiellement plus beau : la question de l'essence, comme le répète sans cesse Baudrillard, n'est vraiment plus la question pertinente. Il est « en fait » (et il faut mesurer l'ironie de cet « en fait ») livré à l'attitude esthétique – et devient ainsi le monde de la beauté au sens où tout y est vu sous la modalité esthétique : les manières de s'habiller, de penser, d'exister, d'agir et de juger. C'est le triomphe de la beauté ou encore le triomphe de « la beauté partout ».


Cela ne veut absolument rien dire quant à la beauté réelle des choses et des êtres. C'est seulement qu'une nouvelle paire de lunettes a été posée sur les nez et qu'on est entré dans un nouveau régime de représentation. Il y a eu dans des passés lointains ou non d'autres régimes de représentation, fort différents : celui du travail, celui de la vertu, celui du salut, celui du courage, celui de la sagesse, celui de la création. Nous sommes désormais dans le régime de l’esthétique devenue valeur suprème, devenue le souverain bien. Et donc dans le monde de la beauté. Le Beau transcendantal de la scolastique est devenu immanent. Il y aurait de quoi combler un scolastique en le réduisant au désespoir…


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